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Le droit à la paresse

« Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence. Notre époque sera appelée l’âge de la falsification, comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production. Des ignorants accusent de fraude nos pieux industriels, tandis qu’en réalité la pensée qui les anime est de fournir du travail aux ouvriers, qui ne peuvent se résigner à vivre les bras croisés. Ces falsifications, qui ont pour unique mobile un sentiment humanitaire, mais qui rapportent de superbes profits aux fabricants qui les pratiquent, si elles sont désastreuses pour la qualité des marchandises, si elles sont une source intarissable de gaspillage du travail humain, prouvent la philanthropique ingéniosité des bourgeois et l’horrible perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail, obligent les industriels à étouffer les cris de leur conscience et à violer même les lois de l’honnêteté commerciale.

Et cependant, en dépit de la surproduction de marchandises, en dépit des falsifications industrielles, les ouvriers encombrent le marché innombrablement, implorant : « du travail ! du travail ! » — Leur surabondance devrait les obliger à refréner leur passion ; au contraire, elle la porte au paroxysme. […] Puisque le vice du travail est diaboliquement chevillé dans le cœur des ouvriers ; puisque ses exigences étouffent tous les autres instincts de la nature ; puisque la quantité de travail requise par la société est forcément limitée par la consommation et par l’abondance de la matière première, pourquoi dévorer en six mois le travail de toute l’année ? — Pourquoi ne pas le distribuer uniformément sur les douze mois et forcer tout ouvrier à se contenter de six ou de cinq heures par jour, pendant l’année, au lieu de prendre des indigestions de douze heures pendant six mois ? — Assurés de leur part quotidienne de travail, les ouvriers ne se jalouseront plus, ne se battront plus pour s’arracher le travail des mains et le pain de la bouche ; alors, non épuisés de corps et d’esprit, ils commenceront à pratiquer les vertus de la paresse.